* Page 1, le contexte : 2015, la France va mal ! C’est un peu New York 97 de Carpenter si vous voulez. Les banlieues chauffent, les prisons croulent sous le nombre de délinquants, la récidive ne baisse pas, la Justice ne parvient pas à suivre malgré des peines de plus en plus lourdes. La faute à un état devenu inefficace à force de réformettes à tire-larigot ? À la police, sortie des quartiers par les réductions d’effectifs ? Au chômage devenu endémique ? Aux Maisons d’Arrêt qui sont des taudis où l’on entasse toujours plus de personnes dans des conditions toujours plus inacceptables et où l’arbitraire règne ? A la paupérisation d’une part énorme de la population ? Non, un groupe d’experts s’est réuni et a tranché : la faute aux deux mille Conseillers Pénitentiaires d’Insertion et de Probation qui bossent n’importe comment sans même être foutus de remettre dans le rang tous ces « anti-sociaux »; qui continuent de parler avec les personnes sans se fixer nécessairement comme unique but la prévention de la récidive, plus grand fléau de l’humanité, mais font de l’accompagnement ; et qui, définitivement, sont sots. Alors les experts ont bien lu leurs propres productions et ils ont LA solution. La Contrainte Pénale sera l’avant-garde du modèle criminologique français. En fait, c’est le modèle criminologique anglo-saxon, lu avec vingt ans de retard, mal actualisé et plaqué sur le contexte français sans adaptation. Et puis il faut reconnaître que c’est quand même plus facile de chercher des pous à deux mille gentils travailleurs sociaux qu’aux juges ou aux surveillants. C’est plus courtois de parler d’anti-sociaux que de Société de l’exclusion.
* La maison des fous, page 5 : où l’on nous explique qu’il faut lancer la phase d’évaluation dès le jugement puisque la mesure est exécutoire par provision. Donc le délai de trois mois court immédiatement pour ce qui est de la phase d’évaluation. Trois mois pour évaluer une personne dont on ne sait rien et un travail qui débute avant même l’arrivée des pièces du dossier judiciaire pourtant reconnues « indispensables au bon déroulement de la première phase du suivi ». Mais, faute d’être capables de dire aux tribunaux qu’on ne peut pas travailler sans pièces, il est toujours plus aisé de mettre les PIP face à une énième aberration.
Le SPIP sera donc capable seul de pallier aux dysfonctionnements de toute la machine judiciaire et, comme il n’aura jamais les pièces, il saura les imaginer ! Kafka ?
Là, les scénaristes DAPiens ne poussent sans doute pas assez leur imagination, car ils n’osent pas envisager la possibilité que la personne condamnée à une Contrainte Pénale ne soit pas présente lors du prononcé de la peine et donc pas convoquée sous huit jours au SPIP le plus proche… Ca existe pourtant ! Et le SPIP travaille alors, non seulement sans pièces, mais également sans condamné. Toujours dans un délai de trois mois ! L’évaluation rendue alors sera certainement d’une qualité toute criminologique ! Vivement que les grilles actuarielles permettent de prédire à partir des chroniques de presse, c’est tout ce qu’on a sous la main. Philip K Dick, Minority Report.
* Page 9, Le Meilleur des Mondes : on a le droit à un bel exposé des théories en vogue rue du Renard : RBR, What works, Core Correctionnal Practices, « modelage pro-social ». Modelage pro-social… Ce terme ! Pour qui travaille sur le terrain, comment ne pas penser aux soma du Meilleur des Mondes (les prisons en sont déjà si largement arrosées), au bonheur obligatoire et conformiste. Comment ne pas revoir des images d’Orange Mécanique. Le délit, ce n’est plus d’avoir commis un acte pénalement réprimé, c’est d’être anti-social. Ne perdez pas votre sang froid.
Pas un mot en revanche sur d’autres théories : sur le terrain, on n’aura déjà pas le temps de lire réellement les théories choisies par les Renards, pas besoin de nous truffer la tête avec les théories non-retenues ou jetées aux oubliettes. C’est une autre forme de modelage. La Ferme des Animaux ? On est le cheval alors !
* Un peu de Hard Science Fiction : comptons le temps nécessaire à la mise en oeuvre de ce que l’on va nous demander pour la phase d’évaluation. Quatre entretien au cours des trois premiers mois, plus un travail approfondi sur le dossier, plus une évaluation préalable, plus une réunion pluridisciplinaire, plus un rapport complet d’évaluation, plus la définition d’un plan d’exécution et de suivi de la mesure, plus, cadeaux bonus, une visite à domicile et on ne sait pas combien d’entretiens avec les membres de la famille (explorer la qualité du réseau relationnel).
– Les entretiens :
- créer les conditions d’une entrée en relation avec la personne suivie : Donc on prend le temps de l’écouter, et on essaye de mettre en oeuvre des réponses aux problèmes urgents que la personne va évoquer, histoire qu’ils ne parasitent pas l’ensemble des entretiens. La problématique sociale de la personne est essentiellement perçue sous cet angle de l’obstacle à l’évaluation (à évacuer donc rapidement). Ca, ça veut dire un temps de 15 à 30 minutes par entretien.
- investiguer les champs nécessaires à l’évaluation : Et si vous vous souvenez du DAVC, on sait que les champs nécessaires, c’est carrément toute la campagne picarde qui vous attend à labourer. Le Manuel propose dans son vade me cum pas moins de 33 « repères statiques » liés aux seuls antécédents judiciaires. Pour la plupart, nous n’avons d’ailleurs aucun moyen de savoir si il sont à ‘cocher’ ou non (la personne a-t-elle déjà violé une interdiction de paraître dans un lieu ? Comment on fait pour savoir ça ?). La Machine à voyager dans le temps pourrait être utile.
Donc, facilement 15 à 30 minutes par entretien également. Et techniquement, si on ne veut pas que ça ressemble à un interrogatoire, il faut être bon acteur.
- collecter les éléments d’information nécessaires : Pareil qu’au dessus. Long, long long. 10 minutes minimum et c’est pas ce qui facilite l’entrée en relation.
Les entretiens donc, au nombre de quatre, c’est 45 à 60 minutes à chaque fois. En milieu ouvert. Parce qu’en Maison d’Arrêt, ça sera moins long que ça, le détenu quittera le bureau en claquant la porte bien avant la demi-heure. Ouf !
Vous vous souvenez de l’interrogatoire dans Blade Runner ?
- Deuxième moment de collecte, hors entretien : obtenir du SAP des informations précises sur la situation de la personne, des extractions Cassiopée notamment. Une heure de perdue à se faire bouler d’un service à l’autre sans rien obtenir à la fin. Parce qu’au tribunal, c’est comme au SPIP, on n’a pas le temps.
- après, analyser les éléments recueillis : une à deux heures, au vu de ce qui est demandé, à essayer de faire entrer les entretiens dans les cases. Et un examen nécessairement lacunaire parce qu’il est impossible d’avoir toutes les infos demandées : on n’est pas la NSA, rappelons-le.
- Plus le contrôle des obligations et, éventuellement un travail pluri-disciplinaire avec une ASS du service pour faire un bilan des droits sociaux de la personne. On rajoute deux bonnes heures de travail pour les trois mois sur ces deux points, on est encore chiche.
– Le rapport : le Manuel nous en montre un exemple. Le truc est un roman de SF à lui tout seul ! Cinq pages ! Essayez de faire un rapport de cinq pages sur APPI (toujours limité en nombre de caractères). Essayez de faire lire cinq pages à un DPIP ou un JAP qui reçoit des dizaines de rapports chaque jour !
Un rapport comme ça, c’est deux heures de boulot rien que pour le rédiger. Si le téléphone ne sonne pas, si on ne doit pas s’interrompre pour aller en entretien ou répoondre à une sollicitation. Bref, dans la réalité, c’est au moins trois heures.
– Les Bonus :
- Visite à domicile = une heure trente à une demi-journée selon la distance. Faisons une moyenne à deux heures. A deux, nécessairement : c’est une personne qu’on connait à peine et qui n’est pas en demande d’un aménagement comme dans le cas d’une vàd pour un PSE par exemple. C’est bien expliqué dans Scary Movie : ne jamais se séparer !
- Explorer la qualité du réseau relationnel : Il est à craindre que la plupart des condamnés ne fréquentent qu’assez peu les dîners mondains. Néanmoins, pour s’en assurer, il conviendra d’en parler à ses parents ou à son/sa conjoint(e) : « prendre contact avec les proches, par téléphone ». De quel droit, dans quel but ? Et comment concilier cette intrusion dans l’intimité avec la nécessaire entrée en relation ? Et comment retranscrire ce que ces entretiens ont donné avec ne pas produire une évaluation péremptoire ? On ne sait pas. En tout cas, mathématiquement, ça peut prendre beaucoup de temps, tant les familles peuvent avoir de choses à dire sur une personne pour qui ils se font du souci, souvent depuis des années. Au moins une heure, souvent bien plus.
– La Commission Pluridisciplinaire, Big Brother is watching you : D’après un rapport tapé sur l’inévitable APPI, bientôt source d’informations personnelles la mieux fournie de France, une réunion interminable se réunit où on va pouvoir glauser à loisir sur la personne suivie. Ca ne sert à rien, puisque à la fin, de toute manière, c’est le JAP, absent de la CPI, qui décidera seul des choses importantes. Séances d’introspection pour le CPIP ; séance d’analyse, fine ou de bistrot, de la vie du condamné. Bref, trois heures à présenter une personne et à écouter les collègues présenter d’autres personnes, devant un parterre plus ou moins concerné.
Nota : si la CPI ne se réunit qu’une fois dans les nuées, il peut arriver que le CPIP doive y présenter un dossier seulement deux mois après le début de la peine. On n’est pas à ça près.
– Le plan d’exécution et de suivi de la mesure : Là, c’est l’imagination du CPIP qui est sollicitée. Il doit raconter la vie parfaite d’une personne pendant les deux années à venir, grâce à lui. Et la personne pour sa part aura à charge de saccager le beau plan de suivi mis en place dès que possible. Et si c’est pas lui, ce sera quelqu’un d’autre, un créancier impatient, un partenaire injoignable, un collègue en arrêt, etc. L’annonce du plan de suivi, c’est un beau geste, une bravade, un pied de nez à la sombre réalité. Soignez la qualité littéraire ! Les plus audacieux oseront s’avancer sur une date de prochaine réitération et sur la décision du tribunal qui la jugera alors. Ceux là sont les meilleurs. Une bonne heure de travail en tout cas, à moins de subir l’angoisse de la page blanche.
Donc, la phase d’évaluation représente entre 16 et 20 heures de travail sur trois mois. Sur trois mois, en comptant les congés annuels, un CPIP travaillera à peu près 400 heures. S’il prend en charge 10 Contraintes Pénales, il devra donc y consacrer près de la moitié de son temps de travail. Pour dix personnes. La moitié restant étant sans doute en bonne partie occupée par les permanences, les commissions et les réunions. Bref, l’objectif de quarante suivi par agent était encore une utopie trop faible finalement.
C’est le défaut de la science fiction : elle peine parfois à survivre à la réalité.
* à partir de la page 29, et au vu du caractère mathématiquement impossible démontré ci-dessus, on n’est plus dans la science fiction mais dans le délire bon enfant. Ayant du travail, nous n’aurons pas le temps de détailler plus avant. Le Muppet Show, c’est sympa à regarder mais on n’en parle pas pendant des heures.
Conclusion :
Mesdames et Messieurs de la DAP, merci pour cette lecture édifiante. Si quelqu’un avait le moindre doute sur votre vision pour les SPIP, ils sont désormais rassurés. Elle est totalement immodeste mais ne tient pas un instant face à la réalité des terrains, elle est dangereuse dans ce qu’elle fait des personnes suivies les objets de vos expérimentations amateures, elle est fondée sur une lecture insuffisante de la littérature, elle n’a aucun souci des publics suivis mais bien du risque qu’ils représentent. A force de renier le modèle du travail social, elle manque d’éthique. Comme toujours, les exigences concrêtes et déraisonnables y sont réservées aux plus petits, CPIP et PA, et les orientations plus vagues, non contraignantes, y sont pour les puissants, directeurs et juridictions. Comme toujours, vous restez incapables de définir, non pas ce que doivent faire les SPIP, mais bien ce qu’ils ne doivent pas faire, ce grâce à quoi, soyons en sûrs, ils continueront à faire tout et n’importe quoi au gré des besoins et des exigences de n’importe qui, dont vous.
Soyons rassurés, la DAP n’a pas changé. Ce projet de manuel le prouve. Continuez à faire du n’importe quoi de cette qualité, c’est à ça que l’on reconnait notre bonne vieille DAP !
Donc, pas de quoi s’inquiéter finalement : comme ce n’est pas faisable, nous savons déjà que au bout d’un moment, ça s’écroulera tout seul (DAVC ?). Et nous, on continuera à patauger dans notre marasme quotidien. Toujours sans moyens, toujours en nombre insuffisant, toujours sans connaître clairement les limites de notre intervention. Mais toujours en travaillant chaque jour à ce que votre echaffaudge bringuebalant ne s’effondre pas sur la tête de nos publics -et la nôtre. Toujours en répondant aux besoins des personnes, quelqu’ils soient. Parce que si on ne le fait pas, qui le fera ?
Evidemment, tout les CPIP font déjà grosso-modo les quelques trucs pas idiots qu’il y a dans votre manuel. Loin de la théorie, ce ne sont que des points de bon sens, voire de bonne éducation, de l’empirique qui s’est drapé de grands mots. Mais vous êtes parvenus à l’entourer de tellement de rigidités et de contraintes que vous en avez fait une usine à gaz de plus. C’est chaque fois là que vous êtes les meilleurs, décidemment.
Le problème en revanche, c’est que vous commencez à traduire dans la loi vos balbutiements. D’abord en écrivant le RBR dans le texte de la Contrainte Pénale et maintenant en envisageant de réécrire la circulaire de mars 2008. Je pense que, vu votre niveau, un peu de modestie serait bienvenu. N’allez pas vous couvrir de ridicule inutilement. Promettre à une société en souffrance profonde que l’évaluation d’un condamné va permettre d’obtenir des résultats sécuritaires, c’est irréaliste et donc imprudent. Avec des moyens aussi faibles sur les terrains, c’est carrément se moquer du monde. Votre inévitable échec risquerait de sonner le glas d’un modèle français de prise en charge des personnes sous main de justice. Plus modeste, plus éthique, plus en lien avec la réalité durable des services. Réellement centré sur la personne. Jouant un rôle de médiation auprès du public. Des SPIP qui accompagnent les personnes et donc, ensuite, peuvent utilement présenter leurs situations à la juridiction. Avant tout, qui accompagnent les personnes, parce qu’elles en ont besoin. Des SPIP qui assument leur caractère normatif sans se faire les valets d’une idéologie sécuritaire. Puisqu’on en est à faire de la Science Fiction.
Un syndicat CGT SPIP, effrayé par l’imagination de la DAP !
Projet de manuel de contrainte pénale et science fiction