Monsieur le directeur,
Dans deux notes des 24 février et 20 mars 2023, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) annonce le lancement de travaux en vue de l’élaboration d’un « outil d’évaluation du risque de récidive » « adapté au contexte français » dont seraient à terme dotés les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Selon cette même note, cet outil serait nécessairement un outil prédictif de type actuariel, c’est à dire un outil qui a pour visée de prédire le comportement d’un individu et sa capacité à commettre de nouvelles infractions (risque de récidive) en s’appuyant sur des probabilités statistiques.
Auparavant, et dans l’attente du nouvel outil miracle, l’administration pénitentiaire entend déployer pour toutes les prises en charge l’outil canadien LS-CMI.
Nos organisations souhaitent alerter sur les graves risques de dérives que présentent ce type d’ outil qui focalise l’action judiciaire et la prise en charge des personnes condamnées autour du seul prisme du risque de récidive, et appellent au respect d’une méthodologie d’intervention et d’évaluation des publics globale et respectueuse des textes.
Dans la mesure où le principe d’individualisation devrait guider aussi bien la décision judiciaire que l’accompagnement et le suivi mis en place par le SPIP, un tel outil vient en prendre le contre-pied puisque ce n’est plus l’individu et son évolution qui sont au centre de l’attention mais le seul risque qu’il représente en référence à une moyenne.
L’intensité du suivi en fonction du seul risque devient l’enjeu principal, en lieu et place des modalités d’intervention utiles car adaptées à la personne en fonction de l’évaluation de ses situations sociale, familiale et matérielle. C’est ainsi que l’individualisation qui devrait se concevoir sur un plan qualitatif disparaît inévitablement au profit d’une gestion quantitative et standardisée visant à terme à optimiser la gestion des personnels des SPIP dont la surcharge est connue de tous. Outre cette rationalisation des moyens, la finalité est également de permettre à l’administration pénitentiaire et plus largement au ministère de la justice de se réfugier derrière ce « scoring » prétendument scientifique pour se dégager de toute responsabilité en cas de survenance d’un fait médiatique.
Version imprimable : http://www.cgtspip.org/wp-content/uploads/2023/06/Courrier-DAP-outils-actuariels-_CGT-IP-SM-1.pdf
L’intervention des différents professionnels se trouve réduite à la seule gestion du risque et ce à l’encontre des dispositions des articles 707 et suivants du code de procédure pénale qui fondent l’action des magistrats et des SPIP, à savoir préparer l’insertion ou la réinsertion des personnes dont ils ont la charge pour permettre in fine leur réinscription dans le corps social. La poursuite illusoire d’un risque zéro inatteignable ou encore la sécurisation des professionnels et des décisions ne saurait impacter l’oeuvre de justice.
Ainsi, si l’évaluation est un préalable pour définir l’accompagnement le plus adapté des personnes confiées par l’autorité judiciaire, elle ne doit en aucun cas se résumer à une évaluation d’un risque tirée de l’usage d’un outil et décorrélée de la nécessaire connaissance de la personne suivie.
Loin d’être anodin, le choix opéré par la DAP de s’engager sur le terrain de l’actuariel et de la justice prédictive constitue une véritable défiance à l’égard du travail, de l’expertise, du jugement professionnel structuré et de l’intervention des professionnels des SPIP dont la richesse est pourtant indispensable pour éclairer au mieux les décisions des magistrats. Cela induit en outre un changement profond de philosophie tant dans la manière d’accompagner les personnes prévenues ou condamnées que dans la manière de guider l’exécution et l’application de la peine, auquel nos organisations ne peuvent souscrire.
L’article L. 113-9 du code pénitentiaire le rappelle, les personnels des SPIP « procèdent à l’évaluation régulière de la situation matérielle, familiale et sociale des personnes condamnées et définissent, au vu de ces évaluations, le contenu et les modalités de leur prise en charge. »
L’évaluation comprend donc tous ces aspects, dans leur complexité et dans leurs articulations et dynamiques. Bien sûr, le SPIP évalue également des éléments de personnalité, au vu par exemple du comportement constaté de la personne, des échanges en entretien mais aussi des éléments contenus dans les expertises psychiatriques et psychologiques. Le SPIP inclut également dans son analyse de la situation globale les éléments liés aux comportements passés et connus de la personne prise en charge. Mais ces derniers ne sauraient écraser le reste de l’évaluation de la personne et de sa situation.
Nos organisations le réaffirment ici : les éléments utiles pour fonder une décision, aménager de façon pertinente une peine, définir un parcours utile et adapté sont bien ces éléments de situation, d’évolution, de compréhension fondés sur un accompagnement socio-éducatif individuel, une expertise professionnelle nourrie par la prise en compte des personnes et de leurs besoins dans leur globalité et leurs complexités et non sur de quelconques statistiques qui figent plus qu’elles ne projettent. Cette expertise prend un temps incompressible et nécessaire à l’objectif assigné par l’article 707 du code de procédure pénale et qui ne saurait être optimisée par un outil statistique.
Par ailleurs, l’utilisation de méthodes actuarielles pour prétendre prédire un comportement individuel pose des problèmes épistémologiques importants et donc, dans la pratique des personnels de graves problèmes éthiques et déontologiques.
Nous rappelons que les méthodes actuarielles permettent principalement à l’heure actuelle d’anticiper des évolutions démographiques et leurs conséquences, au niveau de populations entières. Elles sont utilisées dans le domaine des politiques de sécurité sociale notamment.
Étendre l’utilisation de telles méthodes aux comportements individuels, et en tirer d’inévitables conclusions sur le suivi pénal d’une personne, est inconciliable avec le principe de l’individualisation de la peine.
Nous mesurons ce qu’il peut y avoir de rassurant à croire et faire croire que quelque chose d’aussi potentiellement dramatique qu’une récidive délictuelle ou criminelle peut être maîtrisé mais nous nous devons de rappeler qu’il s’agit en réalité d’un phénomène complexe, multi-factoriel. Les études sur le sujet sont porteuses d’enseignements riches et utiles mais aucune ne permet de décréter avec certitude que telle personne récidivera ou non, ni d’attribuer un quelconque pourcentage de risque.
Par ailleurs, tout résultat obtenu par un outil actuariel dépendra aussi de la subjectivité de celui ou celle qui l’utilise. Pour une même personne prise en charge, les résultats différeront selon la personnalité de celle ou celui qui évalue par ce biais. Autrement dit, l’évaluateur devrait aussi s’auto-évaluer avant d’utiliser tout outil… Le résultat dit scientifique est ainsi déjà mis à mal.
Nourrir les pratiques du SPIP des données issues de la science, ne peut se résumer à calquer les pratiques sur un outil basé sur des statistiques incomplètes et biaisées, et sur un postulat épistémologique faux.
Nous alertons également sur les dérives déjà bien réelles de la politique menée par la DAP dans les SPIP, qui met en avant l’évaluation et la catégorisation des publics1. Les mêmes outils qui prétendent aujourd’hui pouvoir chiffrer un risque de récidive sont déjà dévoyés dans certains dispositifs encore expérimentaux pour évaluer là aussi un « risque de passage à l’acte » ou risque de réitération de faits délictueux et ce pour des personnes non encore jugées pour les premiers faits reprochés. Le principe de présomption d’innocence est plus que mis à mal et l’argument scientifique apparaît bien faible au regard de la tentation sécuritaire de trier toujours mieux les personnes2.
Il convient également d’alerter sur le nombre et la nature des statistiques qui sont utilisées pour créer ce type d’outils : statistiques d’âge, de comportements passés (casier judiciaire), mais également à terme, profession des parents, milieu social, origine géographique et/ou ethnique. Dans les autres pays où elles sont utilisées, les méthodes de statistiques prédictives ont démontré qu’elles induisent des biais vis à vis de certaines populations selon leur origine sociale mais aussi selon la couleur de leur peau, ce qui est contraire aux principes constitutionnels français.
Oui le risque de récidive existe. Il peut être travaillé, avec la personne suivie autour du respect des obligations judiciaires, d’une réflexion sur le passage à l’acte et la mise en place de stratégies d’évitement. Il peut être atténué ou limité par l’accompagnement socio-éducatif et les démarches d’insertion qui lui sont proposées, mais il ne saurait en aucun cas être l’axe premier, encore moins l’axe principal, dans la prise en charge des personnes confiées au SPIP.
Nous refusons de sacrifier la qualité des prises en charge à une illusion sécuritaire et demandons à l’administration pénitentiaire de cesser immédiatement l’expérimentation des outils visés dans la note avant d’en échanger avec l’ensemble des organisations syndicales et professionnelles concernées.
1La DAP, si prompte à mettre en avant ou occulter certaines Règles Européennes de Probation (REP) au gré de ses orientations, oublie d’ailleurs, dans ses notes et dans son discours une REP essentielle : la REP n°71 et son commentaire. La REP 71 pose ainsi que : « Lorsque les systèmes nationaux ont recours à des instruments d’appréciation, le personnel doit être formé à comprendre leur valeur potentielle et la limite de tels instruments, et à les utiliser pour étayer son appréciation professionnelle ». Cette REP est déjà limpide mais le commentaire va plus loin : « Il est essentiel que les utilisateurs de ces outils en comprennent la portée et les limites. Les méthodes actuarielles ne peuvent produire que des statistiques. Utilisées à la légère, elles peuvent donc induire gravement en erreur. C’est pourquoi il faut en réserver l’usage aux spécialistes […] Une appréciation équilibrée doit reconnaître les capacités et le potentiel des individus et ne pas se préoccuper seulement de leur comportement délinquant » 2exemple du CJ-PE et de l’utilisation de l’outil Odara)
Paris, le 9 juin 2023