Version imprimable communiqué SPIP radicalisation halte aux dérives
Depuis les attentats de 2015, la question de la « radicalisation » est devenue un sujet central dans le discours politique et dans les orientations de l’administration pénitentiaire et plus particulièrement des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation.
Mais de quoi parle-t’on vraiment ? Quels glissements se sont opérés surfant sur la peur des citoyens ? Quelles répercussions pour les missions, les professionnels et les publics des SPIP ?
Glissement de langage : la lutte contre le terrorisme a conféré une place centrale à la lutte contre la radicalisation.
Cette notion de « radicalisation » qui est loin d’être un concept scientifique clairement défini, aurait pris un vernis scientifique, aux dires d’experts bien choisis par le pouvoir politique. En effet, ces experts sont le plus souvent issus de sociétés privées, associations, fondations ou think tanks dont l’indépendance est loin d’être assurée.
Le dossier thématique publié par l’École Nationale de l’Administration Pénitentiaire en septembre 2015 est très instructif et ne semble pas avoir été lu avec autant d’attention par l’administration pénitentiaire que par la CGT.
Ainsi, en 2006, la commission européenne a volontairement écarté un rapport d’universitaires (Gercev) et refusé sa publication qui « remettait en cause la notion de radicalisation et son manque de validité scientifique. S’appuyant sur les récentes recherches qui montrent que les individus impliqués viennent de milieux différents, subissent des processus différents et sont influencés par diverses combinaisons de motivations, les universitaires remettent en cause également l’idée d’une possible anticipation. Pour le Gercev, les facteurs explicatifs de la radicalisation résident dans les «causes d’origine » que sont l’exclusion, le racisme, l’islamophobie combinés à un besoin d’organisation politique dans un contexte d’injustice sociale. Ils soulignent que l’adhésion à une idéologie spécifique n’augure en rien d’un passage à l’acte et mettent l’accent sur la nature idiosyncrasique du passage à la violence, et non sur des facteurs communs aux radicalisés. En conclusion, le processus étant contingent, individuel, complexe, sans profils clairement établis, les recommandations politiques sont inutiles puisque aucune politique ne peut éradiquer le phénomène, l’empêcher de se développer. »*
* Dossier thématique ENAP 2015 Radicalisation Analyses scientifiques versus Usage politique Synthèse analytique Guillaume BRIE et Cécile RAMBOURG
Bien sûr cette approche n’arrange pas les pouvoirs politiques qui entendent utiliser la lutte contre la radicalisation comme un discours légitimant l’action policière en dehors de son champ de compétence dans des domaines comme ceux de la diversité, de l’école, de la religion et des politiques sociales. Ce discours qui a été porté par les institutions européennes est désormais largement repris en France et les notions d’évaluation de la dangerosité, l’anticipatoire (voire le divinatoire), les dérogations au droit commun, les atteintes au respect de la vie privée, les pratiques discriminatoires nous sont assénés comme des horizons indépassables !
Le dossier thématique de l’ENAP dresse également un état des lieux des « programmes de de-radicalisation » en Europe et dans le Monde. Ces derniers découlent de la façon dont est pensée la notion de radicalisation dans le pays donné. Deux approches sont ainsi développées : celle où prévaut la dimension sociale (accompagnement vers l’insertion professionnelle) et celle où prévaut la dimension psychologique qui vise à une transformation de soi par un travail d’ordre comportemental. Pourtant « massivement, c’est la responsabilité individuelle (étayée par une approche psychologique) qui constitue une modalité dominante dans la prise en charge des individus « radicalisés ». »* Cette vision rend exclusive la question de la responsabilité individuelle et ignore la réalité des contextes socio-économiques qui sont pourtant bien de la responsabilité des choix politiques faits en matière économique, d’éducation, d’emploi, de santé, de logement pour ne citer qu’eux. A la CGT, nous dénonçons cette dérive néolibérale qui nourrit les politiques de prévention des risques et la construction de la figure du délinquant dangereux.
État d’urgence : des atteintes aux libertés individuelles et collectives qui s’inscrivent dangereusement dans le temps
Après l’obtention de l’abandon de la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, notre combat contre l’état d’urgence est toujours d’actualité. En effet, le gouvernement a annoncé sa volonté de prolonger l’état d’urgence qui vire sérieusement à l’état d’exception permanent. Par ailleurs, le projet de loi de lutte contre le crime organisé et le terrorisme qui fait l’objet d’une procédure accélérée (qui sera examiné le 11 mai par la commission mixte paritaire) comporte de nombreuses dispositions intégrant l’état d’urgence dans des dispositions de droit commun (assignations à résidence, retenue administrative de 4 heures, pouvoirs exorbitants de fouilles et de surveillance, perquisitions de nuit). Ce projet de loi est un fourre-tout de mesures sécuritaires et préoccupantes comme celles concernant le cadre légal de l’usage des armes par les forces de police ou encore la pénalisation de la consultation de sites internet. Enfin, il prévoit des dispositions très inquiétantes comme celle instituant une peine de perpétuité « incompressible » et celles développant la rétention de sûreté. Ces mesures nous le savons seront inefficaces mais bouleversent le droit pénal français en profondeur.
Sans qu’aucune consultation des personnels concernés n’ait eu lieu, des dispositions concernent directement les Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation. Ainsi, une nouvelle obligation pourrait être prononcée dans le cadre des mesures pénales (sursis mise à l’épreuve, contrainte pénale et contrôle judiciaire) celle de « respecter les conditions d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique, destinée à permettre sa réinsertion et l’acquisition des valeurs de citoyenneté ; cette prise en charge peut, le cas échéant, intervenir au sein d’un établissement d’accueil adapté dans lequel le condamné est tenu de résider. » Cette nouvelle obligation a pour objectif de donner un cadre contraignant aux programmes de « dé-radicalisation » et envisage même qu’ils puissent être suivis dans le cadre d’un hébergement contraint. De quoi parle-t-on ? De quels établissements d’accueil s’agit-il ? Probablement les centres de « réinsertion et citoyenneté » que le Groupement d’Intérêt Public du même nom créé (convention entre le Comité interministériel de prévention de la délinquance et l’EPIDE – établissement public d’insertion de la défense) fin janvier 2016 est chargé de mettre en place à titre expérimental. Quel serait le cadre légal d’une obligation de résidence de ce type ? Il ne s’agirait plus de volontariat. Les conséquences de ce type d’obligation sur les libertés individuelles sont loin d’être anodines.
Autre source d’inquiétude: alors que les SPIP exercent leurs missions dans le cadre d’un mandat judiciaire pénal, nos services sont de plus en plus soumis à l’autorité administrative et glissent vers une tutelle « policière ». Ainsi, par exemple, l’état d’urgence prévoit des assignations à résidence avec placement sous surveillance électronique mobile, assignations décidées par le ministère de l’intérieur. Enfin, l’intégration de l’administration pénitentiaire dans la communauté du renseignement qui avait été alors écartée de la loi renseignement a été réintroduite dans le projet de loi de lutte contre le crime organisé et le terrorisme.
Détournement des missions des SPIP : halte aux dérives !
Le renseignement pénitentiaire qui a développé des services de renseignement propres en parallèle de ceux de droit commun est ainsi devenu « le » service de référence. Alors que les SPIP étaient auparavant peu concernés par l’activité du renseignement pénitentiaire, l’administration pénitentiaire met désormais une pression importante sur les SPIP sous couvert de « prévention de la radicalisation » pour qu’ils soient de nouvelles courroies de transmission du renseignement pénitentiaire.
Les plans de lutte anti terrorisme I et II ont déployé des moyens importants et les ressources humaines sont principalement axées sur le renseignement pénitentiaire. Ainsi, une quinzaine de postes de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation a été affectée dans les directions intérregionales au renseignement pénitentiaire. Des binômes de soutien en SPIP (éducateurs et psychologues, agents non-titulaires) ont été recrutés en masse sur le thème de la radicalisation, sans que leur cadre d’intervention et leur cadre déontologique soient clairement définis.
DES GRILLES DE REPÉRAGE AUX GRILLES DE LA PRISON !
L’administration pénitentiaire souhaite par ailleurs mettre en place des grilles de détection de la radicalisation standardisées utilisables par les personnels en détention mais également à terme en milieu ouvert (fin 2016 début 2017 en milieu ouvert suite à une recherche-action). Grille de détection, d’évaluation de la dangerosité, de la vulnérabilité, recueil d’informations, outil pour les professionnels ?
Un projet de circulaire sur ces grilles a été transmis aux organisations professionnelles fin mars pour obtenir leur avis (qui était attendu en quelques jours). La CGT insertion probation porte un regard critique sur cette démarche qui vise à entretenir la stigmatisation des publics et qui véhicule des amalgames douteux.
Dans ce projet, l’administration pénitentiaire affirme que son action s’inscrit « dans la mission nationale de prévention de la radicalisation » et donne une définition de ce phénomène édictée par le renseignement pénitentiaire, haute autorité scientifique comme chacun sait ! Ces grilles ont vocation à nourrir les synthèses pluridisciplinaires qui alimenteront principalement les services du renseignement pénitentiaire et justifieront l’orientation vers des unités dédiées ou une prise en charge spécifique.
Il semble que les lignes directrices adoptées par le Conseil de l’Europe en mars 2016 * et encore moins les règles européennes de la probation n’aient guidé la DAP dans sa réflexion. Nous citerons les deux premières qui illustrent bien à quel point les SPIP sont aujourd’hui à la dérive sur le plan déontologique.
Respect des droits de l’homme et des droits fondamentaux: la lutte contre la radicalisation ne doit pas faire obstacle à la liberté d’expression et à la liberté de pratiquer une religion.
Protection des données et respect de la vie privée: les personnels qui sont chargés de la réhabilitation des personnes condamnées doivent travailler en parfaite autonomie et indépendance par rapport aux personnels chargés de missions plus répressives de collectes de renseignement, de surveillance et de maintien de l’ordre. La relation de confiance étant un élément essentiel. *
A la CGT, nous pensons qu’il n’existe pas de grille de lecture possible des processus du radicalisme car ils sont propres à chaque individu, mais par contre la stigmatisation, le sentiment d’exclusion ou d’injustice sociale, le rapport négatif à l’Etat a une influence sur ces parcours…
* Lignes directrices à l’intention des services pénitentiaires et de probation concernant la radicalisation et l’extrémisme violent adoptées par le Conseil de l’Europe le 2 mars 2016
A la CGT, nous pensons qu’en prenant le temps d’écouter les personnes suivies, d’essayer dans la mesure du possible de répondre à leurs problématiques, de sortir du rapport uniquement négatif qu’ils peuvent avoir avec la justice (et globalement avec l’ensemble des institutions) : bref, en essayant de favoriser un parcours d’insertion, nous avons un vrai rôle à jouer dans la situation actuelle.
Donc oui, le travail social a un vrai rôle à jouer, mais pas pour renseigner la police ! Et nous réaffirmons plus que jamais notre identité de travailleurs sociaux !
La CGT insertion probation alerte depuis plus d’un an sur les dérives qui s’immiscent dans nos services, les amalgames douteux et les détournements de nos missions. La CGT insertion probation ne cessera de les dénoncer et de porter une autre vision respectueuse des libertés fondamentales. Rappelons que l’objectif principal de nos services est la réinsertion par un accompagnement socio-éducatif des personnes placées sous main de justice. Cet accompagnement repose sur une relation de confiance établie avec nos publics et sur des principes déontologiques fondamentaux.
Nous ne pouvons nous transformer en agents de renseignement, à la botte d’un pouvoir exécutif ou encore moins policier. Ceci est intolérable !
Montreuil, le 2 mai 2016